Entre Islam et Liberté : une conversation avec Habib Sayah sur la nouvelle Tunisie
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Entre Islam et Liberté : une conversation avec Habib Sayah sur la nouvelle Tunisie
Le week-end passé la Tunisie a voté pour ses premières élections après la chute de Ben Ali. Le parti islamiste Ennahdha (Renaissance)
est arrivé largement en tête. Qu’est-ce que cela va entraîner et
quelles sont les perspectives pour cette démocratie naissante? Nous en
avons discuté avec Habib Sayah, jeune responsable associatif libéral et candidat de la liste Sawt Mostakel à l’Assemblée Constituante dans la circonscription « France 1 ».
Propos recueillis pour le think-tank libéral italien Libertiamo
par Marco Faraci, chroniqueur d’opinion, essayiste libéral, et membre de
Libertiamo.
MF- Habib, tout d’abord quel est le positionnement de ta liste et quel était l’esprit de votre participation?
HS- Sawt Mostakel est une liste indépendante, à la tête de laquelle était candidate la militante des droits de l’Homme Amira Yahyaoui,
dont j’étais également candidat avec Yossra Messai, Khalil Ben Mlouka
et Imen Braham. La liste, dont le nom signifie en arabe « Voix
Indépendante », se présentait aux élections de l’Assemblée Constituante
pour les sièges réservés aux tunisiens résidant à l’étranger.
Face au manque d’intérêt des partis pour la question de la
Constitution, nous avons jugé utile de proposer un projet de
constitution qui garantisse le respect des libertés individuelles, ainsi
qu’un régime respectant l’équilibre et la séparation des pouvoirs. En
effet, les rares partis qui ont présenté des propositions
constitutionnelles au milieu de leur programme qui ressemblait plus à un
programme d’élections législatives, pensent la Constitution à la
lumière de leurs propres intérêts partisans. Or, la Constitution, c’est
les règles du jeu politique et il nous semblait inadmissible de confier
son écriture aux seuls acteurs du jeu politique.
Bien que n’ayant pas remporté de sièges à l’assemblée, nous
continuerons à défendre nos propositions constitutionnelles en dehors de
l’hémicycle : liberté individuelle, égalité des sexes, sécularité de
l’État, primauté de la Constitution etc.
Quelle est ta réaction face au succès d’Ennahdha? Crois-tu que ce soit
un danger potentiel pour la Tunisie et que certaines libertés civiles
risquent maintenant d’être limitées?
Le succès d’Ennahdha était en effet prévisible. Nul doute que le
parti islamiste allait obtenir le plus gros score à l’issue de ces
élections. Pour autant, il faut éviter de s’affoler et regarder les
résultats à la loupe : Ennahdha est la première force politique du pays,
mais elle n’a pas obtenu la majorité des sièges, encore moins des voix
des Tunisiens ! Il ne faut pas parler de victoire d’Ennahdha, mais il
faut surtout voir que 60 à 70% des électeurs ont voté pour des partis
laïcs.
Si Ennahdha parvient à former un gouvernement d’union nationale, elle
gouvernera avec face à elle plusieurs garde-fous : un gouvernement
composé tant de laïcs que d’islamistes et une forte opposition laïque.
Cependant, face à un possible virage islamiste, ne risque-t-on pas de regretter Ben Ali?
En plus d’avoir une réelle opposition face à elle au sein de
l’Assemblée et dans la rue, Ennahdha va devoir composer avec l’héritage
socio-culturel des Tunisiens. En effet, la Tunisie est le seul pays
arabe à avoir refusé l’inscription de la Charia dans sa constitution au
moment de l’Indépendance. Cette tendance à la sécularisation est vécue
par la majorité des Tunisiens comme un acquis, voire un véritable trésor
qu’il faut conserver.
Ennahdha a su gagner la sympathie de nombreux tunisiens. Ce parti a
fait une campagne remarquable, et possède à son actif plusieurs
décennies de répression subie par ses militants. Mais le succès
d’Ennahdha doit beaucoup aux lacunes de la stratégie des partis laïcs
qui étaient trop divisés. La réalité est que les Tunisiens ne se
laisseront pas priver de leurs libertés et qu’Ennahdha devra gouverner
dans un régime démocratique. Un scénario à l’iranienne n’est donc pas
envisageable, et les dirigeants d’Ennahdha sont conscients que les
Tunisiens sont sur leurs garde car ils ont fait campagne en affirmant
qu’ils maintiendraient les acquis de la femme tunisienne et ne
reviendraient pas sur les libertés individuelles. N’est-ce pas Houcine
Jaziri (porte-parole d’Ennahdha à Paris) qui a dit devant 200 étudiants
tunisiens au mois de janvier : « Avec nous, tu vas dans les bars, tu vas
dans les mosquées, tu fais l’homosexuel, la lesbienne, tu fais ce que
tu veux. C’est la liberté. » ?
Le succès d’Ennahdha n’est pas significatif à l’heure actuelle. Mais
ses dirigeants sont patients et savent qu’ils doivent agir en douceur
sur les mentalités afin que dans 5 ans les Tunisiens soient en quelque
sorte progressivement anesthésiés et de plus en plus perméables aux
idées islamistes et moins attachés à leur liberté. Car toute remise en
cause brutale des libertés de la part des islamistes susciterait
l’opposition des Tunisiens.
À nous aujourd’hui d’accepter le jeu démocratique et d’agir sur les
mentalités, que ce soit dans l’opposition démocratique ou dans la
société civile, afin de maintenir l’exception tunisienne ; c’est-à-dire
concilier Islam et liberté.
Quelle est ton opinion d’ensemble sur le processus de démocratisation?
Es-tu satisfait où penses-tu que des erreurs ont été commises?
Les observateurs sont unanimes : ces élections sont une réussite
historique. Malgré plusieurs dépassements, qui s’expliquent dans une
démocratie naissante, le processus était impeccable pour un pays qui n’a
jamais connu d’élections démocratiques.
On nous disait il y a quelques mois que les Tunisiens n’étaient pas
prêts pour la démocratie, et on prédisait des débordements, des émeutes
et même des attentats qui feraient échec au processus électoral. Mais
lorsque nous avons vu ces millions de tunisiennes et de tunisiens de 18 à
110 ans heureux de faire la queue pendant plusieurs heures pour
exprimer leurs choix politiques en présence de plus de 100 nouveaux
partis, nous ne pouvions qu’être fiers. Nous avons franchi un cap
civilisationnel, une nouvelle étape dans la conscience politique.
Quel est ton avis sur les partis laïcs de Tunisie? Quelles sont leurs limites et pourquoi ont-ils obtenu un score décevant?
S’il est évident que ces élections marquent le succès d’Ennahdha, on
ne peut pas dire que la Tunisie a opté pour l’islamisme. En plus de
relativiser la défaite des laïcs – car plus de 60% des Tunisiens ont
opté pour autre chose qu’Ennahdha – , deux éléments permettent d’en
comprendre les raisons : la division des partis non-islamistes et leur
discours. La victoire d’Ennahdha est moins due à la popularité de
l’islam politique qu’à des erreurs de stratégie politique commises par
les laïcs.
Tandis que les islamistes étaient réunis autour d’un seul grand
parti, les partisans de la sécularité se sont trouvés divisés entre
plusieurs partis de taille moyenne (principalement le Ettakatol, le PDP, le PDM et Afek).
Chacun ayant la prétention de gagner sa propre place dans l’Assemblée
afin de construire sa légitimité, ils ont refusé de se rassembler dans
des listes communes alors qu’ils appartiennent pour la plupart à la même
famille politique. Ainsi divisés, la plupart de ces partis n’ont pas
atteint la masse critique nécessaire pour obtenir des sièges dans les
petites et moyennes circonscriptions. Résultat : dans une
circonscription pourvue de 5 sièges, Ettakatol, PDP, PDM et Afek réunis
pouvaient représenter 75% des voix. Ettakatol, ayant obtenu le plus
grand succès parmi les laïcs, a recueilli des sièges, mais les voix
accordées aux autres partis « progressistes » sont parties en fumée. La
victoire d’Ennahdha s’explique donc surtout par le fractionnement des
voix des laïcs. Ces derniers auraient pu réunir une majorité absolue des
sièges à l’assemblée s’ils s’étaient unis en amont des élections.
L’autre explication de la défaite des laïcs se trouve dans leur
communication, qui était souvent très agressive à l’encontre d’Ennahdha.
Ils ont seulement réussi à faire peur au Tunisien qui a fini par
assimiler la laïcité à un athéisme d’État et qui a donc fini par se
tourner vers Ennahdha qui semblait avoir la posture la plus rassurante
et qui a su mettre à son profit les attaques des laïcs en réagissant de
manière intelligente et en continuant à se rapprocher de la population
par un travail de terrain méticuleux… et non sans une certaine dose
démagogie : organisation de mariages collectifs financés par le parti
islamiste, distribution d’argent aux plus démunis etc.
Comment est-ce que tu juges le résultat du vote des tunisiens à
l’étranger? Comment est-ce qu’on peut expliquer le succès d’Ennhadha
même parmi les tunisiens qui vivent en Occident?
Le score d’Ennahdha dans des pays comme le Qatar, l’Arabie Saoudite
ou les Émirats-Arabes-Unis s’expliquent parfaitement pour des raisons
sociologiques évidentes. Dans les autres petites circonscriptions
(Allemagne, Italie, Amérique et reste de l’Europe), le petit nombre de
sièges (1 à 2 sièges par circonscription) est la principale raison de
cette « vague verte » : les « progressistes » étant divisés n’ont pas pu
obtenir individuellement un plus gros score que les islamistes réunis
autour d’Ennahdha. En revanche, dans d’importantes circonscriptions
comme France Sud et France Nord (5 sièges chacune), on voit qu’Ennahdha a
dû partager les sièges avec les laïcs, mais a tout de même recueilli
40% des sièges avec seulement 30% des voix, du fait du mode de scrutin.
Aujourd’hui quelle est la coalition de gouvernement la plus probable et quel est ton avis à son égard?
Avec 40% des sièges à l’Assemblée, Ennahdha ne peut en effet
gouverner seule. La coalition qui se dessine rassemblera certainement le
Congrès Pour la République,
un parti qui se dit de centre-gauche mais qui a un positionnement
ambigu, prônant à la fois un État civil et un rapprochement avec
Ennahdha. D’autre part, le leader d’Ettakatol, Mustapha Ben Jaafar
souhaite briguer la Présidence de la République, sous le prétexte de
l’union nationale. Or, il serait préjudiciable aux laïcs qu’Ettakatol se
compromette pour une présidence honorifique en entrant dans un
gouvernement où elle ne pèsera pas et dont elle subira les décisions,
d’autant qu’Ennahdha se trouve aux antipodes des conceptions des
militants d’Ettakatol. Ben Jaafar serait plus utile comme leader de
l’opposition que comme caution laïque d’un gouvernement à majorité
islamiste.
La grande question reste celle d’Al Aridha (la Pétition),
une liste indépendante derrière laquelle se trouve Hachmi Hamdi, un
conservateur qui a frayé avec Ennahdha dans les années 1980, et qui est
devenu un ardent défenseur de Ben Ali après avoir offert les ondes de sa
chaîne de télé (Al Mustakilla, diffusée à partir de Londres) à
l’opposition. Personnage difficile à cerner, il a créé la surprise en
obtenant plus de 10% des sièges alors que nul ne s’y attendait. La
candidature d’Al Aridha, passée inaperçue n’était pas prise au sérieux
et semblait folklorique. Quel sera son positionnement ? C’est difficile à
dire, étant donné le nom du parti sur lequel elle s’appuie : le Parti
Conservateur Progressiste ! Mais une plainte a été déposée en vue de
l’annulation de cette liste en raison de l’opacité de son financement.
Affaire à suivre…
NDLR : au cours des dernières heures Al Airdha a été disqualifié
dans plusieurs circonscriptions et ce parti menace de boycotter
l’Assemblée.
Si les islamistes ont remporté une victoire dans un pays laïc comme la
Tunisie, que va-t-il se passer dans des pays comme l’Égypte ou la Libye,
où les positions fondamentalistes sont bien plus enracinées ? Est-ce
qu’on va assister à une dérive islamiste ?
La Tunisie n´est pas à l’abri du risque d´une dictature au nom
d’Allah, à terme. Mais elle bénéficie d´un rempart constitué par son
histoire et sa tradition libérale. Ce rempart est renforcé par
l´éducation des Tunisiens.
L´Égypte est davantage en proie à ce danger, du fait de réalités
sociologiques et d´ordre culturel, mais aussi parce que les brèches qui
permettront la dictature religieuse existent déjà : la Charia est déjà
l’une des sources du droit égyptien (la Tunisie étant le seul pays arabe
à avoir sécularisé son droit). Mais j´ai confiance en la jeunesse
égyptienne pour résister.
Pour ce qui est de la Libye, les 40 ans de dictature sous un régime
obscurantiste ne laissent présager rien de bon, et on le voit déjà dans
les déclarations récentes du CNT.
Tu es un libéral. D’un point de vue réaliste et pragmatique, quelle est ta vision d’un libéralisme « possible » en Tunisie?
Les Tunisiens sont attachés à leur liberté, j´en suis convaincu. La
première étape consiste à rester vigilants afin que cette liberté ne
soit pas sournoisement grignotée par nos gouvernants, que ce soit au nom
de l’Islam ou par démagogie. Ensuite, il va falloir entamer un travail
pédagogique à grande échelle pour développer la conscience politique des
Tunisiens car la tentation de troquer sa liberté contre la sécurité et
le confort immédiat est parfois trop forte.
La liberté d´entreprendre, n’est pas le droit fondamental le plus
menacé, bien qu’il le sera si nous n’agissons pas sur le plan de
l´éducation économique. Les Tunisiens ont hérité des français des
concepts marxistes qui leur donnent une vision erronée des réalités
économiques.
Le danger imminent est l’emprise d’Ennahdha sur les mentalités et la
plus grande menace pèse sur les libertés individuelles au nom d’un islam
moralisateur et rigoriste. La clé pour contrer cette influence
orientale sur notre pratique de l’Islam se trouve dans la renaissance du
libéralisme théologique initié en Tunisie par Cheikh Salem Bouhageb.
Ce courant de pensée qui fut porté par Kheireddine Pacha, Abdelaziz
Thaalbi, Tahar Haddad, Mohamed Charfi, et qui ont fait de la Tunisie ce
pays moderne et respectueux de la liberté et de l´égalité des sexes,
risque de s’éteindre si nous n´agissons pas. L´un de ses derniers
représentants, Mohamed Talbi
est en train de subir une campagne de dénigrement de la part
d’Ennahdha, qui sait que l´arme qui permettra de décrédibiliser les
islamistes se trouve dans le Coran. Aujourd’hui, je veux faire mienne la
devise de Mohamed Talbi : « Je veux décrisper les gens, et je veux le
faire au nom du Coran. La foi est un choix. Je ne cesserai jamais de
dire que l’islam nous donne la liberté, y compris celle d’insulter Dieu…
».
est arrivé largement en tête. Qu’est-ce que cela va entraîner et
quelles sont les perspectives pour cette démocratie naissante? Nous en
avons discuté avec Habib Sayah, jeune responsable associatif libéral et candidat de la liste Sawt Mostakel à l’Assemblée Constituante dans la circonscription « France 1 ».
Propos recueillis pour le think-tank libéral italien Libertiamo
par Marco Faraci, chroniqueur d’opinion, essayiste libéral, et membre de
Libertiamo.
MF- Habib, tout d’abord quel est le positionnement de ta liste et quel était l’esprit de votre participation?
HS- Sawt Mostakel est une liste indépendante, à la tête de laquelle était candidate la militante des droits de l’Homme Amira Yahyaoui,
dont j’étais également candidat avec Yossra Messai, Khalil Ben Mlouka
et Imen Braham. La liste, dont le nom signifie en arabe « Voix
Indépendante », se présentait aux élections de l’Assemblée Constituante
pour les sièges réservés aux tunisiens résidant à l’étranger.
Face au manque d’intérêt des partis pour la question de la
Constitution, nous avons jugé utile de proposer un projet de
constitution qui garantisse le respect des libertés individuelles, ainsi
qu’un régime respectant l’équilibre et la séparation des pouvoirs. En
effet, les rares partis qui ont présenté des propositions
constitutionnelles au milieu de leur programme qui ressemblait plus à un
programme d’élections législatives, pensent la Constitution à la
lumière de leurs propres intérêts partisans. Or, la Constitution, c’est
les règles du jeu politique et il nous semblait inadmissible de confier
son écriture aux seuls acteurs du jeu politique.
Bien que n’ayant pas remporté de sièges à l’assemblée, nous
continuerons à défendre nos propositions constitutionnelles en dehors de
l’hémicycle : liberté individuelle, égalité des sexes, sécularité de
l’État, primauté de la Constitution etc.
Quelle est ta réaction face au succès d’Ennahdha? Crois-tu que ce soit
un danger potentiel pour la Tunisie et que certaines libertés civiles
risquent maintenant d’être limitées?
Le succès d’Ennahdha était en effet prévisible. Nul doute que le
parti islamiste allait obtenir le plus gros score à l’issue de ces
élections. Pour autant, il faut éviter de s’affoler et regarder les
résultats à la loupe : Ennahdha est la première force politique du pays,
mais elle n’a pas obtenu la majorité des sièges, encore moins des voix
des Tunisiens ! Il ne faut pas parler de victoire d’Ennahdha, mais il
faut surtout voir que 60 à 70% des électeurs ont voté pour des partis
laïcs.
Si Ennahdha parvient à former un gouvernement d’union nationale, elle
gouvernera avec face à elle plusieurs garde-fous : un gouvernement
composé tant de laïcs que d’islamistes et une forte opposition laïque.
Cependant, face à un possible virage islamiste, ne risque-t-on pas de regretter Ben Ali?
En plus d’avoir une réelle opposition face à elle au sein de
l’Assemblée et dans la rue, Ennahdha va devoir composer avec l’héritage
socio-culturel des Tunisiens. En effet, la Tunisie est le seul pays
arabe à avoir refusé l’inscription de la Charia dans sa constitution au
moment de l’Indépendance. Cette tendance à la sécularisation est vécue
par la majorité des Tunisiens comme un acquis, voire un véritable trésor
qu’il faut conserver.
Ennahdha a su gagner la sympathie de nombreux tunisiens. Ce parti a
fait une campagne remarquable, et possède à son actif plusieurs
décennies de répression subie par ses militants. Mais le succès
d’Ennahdha doit beaucoup aux lacunes de la stratégie des partis laïcs
qui étaient trop divisés. La réalité est que les Tunisiens ne se
laisseront pas priver de leurs libertés et qu’Ennahdha devra gouverner
dans un régime démocratique. Un scénario à l’iranienne n’est donc pas
envisageable, et les dirigeants d’Ennahdha sont conscients que les
Tunisiens sont sur leurs garde car ils ont fait campagne en affirmant
qu’ils maintiendraient les acquis de la femme tunisienne et ne
reviendraient pas sur les libertés individuelles. N’est-ce pas Houcine
Jaziri (porte-parole d’Ennahdha à Paris) qui a dit devant 200 étudiants
tunisiens au mois de janvier : « Avec nous, tu vas dans les bars, tu vas
dans les mosquées, tu fais l’homosexuel, la lesbienne, tu fais ce que
tu veux. C’est la liberté. » ?
Le succès d’Ennahdha n’est pas significatif à l’heure actuelle. Mais
ses dirigeants sont patients et savent qu’ils doivent agir en douceur
sur les mentalités afin que dans 5 ans les Tunisiens soient en quelque
sorte progressivement anesthésiés et de plus en plus perméables aux
idées islamistes et moins attachés à leur liberté. Car toute remise en
cause brutale des libertés de la part des islamistes susciterait
l’opposition des Tunisiens.
À nous aujourd’hui d’accepter le jeu démocratique et d’agir sur les
mentalités, que ce soit dans l’opposition démocratique ou dans la
société civile, afin de maintenir l’exception tunisienne ; c’est-à-dire
concilier Islam et liberté.
Quelle est ton opinion d’ensemble sur le processus de démocratisation?
Es-tu satisfait où penses-tu que des erreurs ont été commises?
Les observateurs sont unanimes : ces élections sont une réussite
historique. Malgré plusieurs dépassements, qui s’expliquent dans une
démocratie naissante, le processus était impeccable pour un pays qui n’a
jamais connu d’élections démocratiques.
On nous disait il y a quelques mois que les Tunisiens n’étaient pas
prêts pour la démocratie, et on prédisait des débordements, des émeutes
et même des attentats qui feraient échec au processus électoral. Mais
lorsque nous avons vu ces millions de tunisiennes et de tunisiens de 18 à
110 ans heureux de faire la queue pendant plusieurs heures pour
exprimer leurs choix politiques en présence de plus de 100 nouveaux
partis, nous ne pouvions qu’être fiers. Nous avons franchi un cap
civilisationnel, une nouvelle étape dans la conscience politique.
Quel est ton avis sur les partis laïcs de Tunisie? Quelles sont leurs limites et pourquoi ont-ils obtenu un score décevant?
S’il est évident que ces élections marquent le succès d’Ennahdha, on
ne peut pas dire que la Tunisie a opté pour l’islamisme. En plus de
relativiser la défaite des laïcs – car plus de 60% des Tunisiens ont
opté pour autre chose qu’Ennahdha – , deux éléments permettent d’en
comprendre les raisons : la division des partis non-islamistes et leur
discours. La victoire d’Ennahdha est moins due à la popularité de
l’islam politique qu’à des erreurs de stratégie politique commises par
les laïcs.
Tandis que les islamistes étaient réunis autour d’un seul grand
parti, les partisans de la sécularité se sont trouvés divisés entre
plusieurs partis de taille moyenne (principalement le Ettakatol, le PDP, le PDM et Afek).
Chacun ayant la prétention de gagner sa propre place dans l’Assemblée
afin de construire sa légitimité, ils ont refusé de se rassembler dans
des listes communes alors qu’ils appartiennent pour la plupart à la même
famille politique. Ainsi divisés, la plupart de ces partis n’ont pas
atteint la masse critique nécessaire pour obtenir des sièges dans les
petites et moyennes circonscriptions. Résultat : dans une
circonscription pourvue de 5 sièges, Ettakatol, PDP, PDM et Afek réunis
pouvaient représenter 75% des voix. Ettakatol, ayant obtenu le plus
grand succès parmi les laïcs, a recueilli des sièges, mais les voix
accordées aux autres partis « progressistes » sont parties en fumée. La
victoire d’Ennahdha s’explique donc surtout par le fractionnement des
voix des laïcs. Ces derniers auraient pu réunir une majorité absolue des
sièges à l’assemblée s’ils s’étaient unis en amont des élections.
L’autre explication de la défaite des laïcs se trouve dans leur
communication, qui était souvent très agressive à l’encontre d’Ennahdha.
Ils ont seulement réussi à faire peur au Tunisien qui a fini par
assimiler la laïcité à un athéisme d’État et qui a donc fini par se
tourner vers Ennahdha qui semblait avoir la posture la plus rassurante
et qui a su mettre à son profit les attaques des laïcs en réagissant de
manière intelligente et en continuant à se rapprocher de la population
par un travail de terrain méticuleux… et non sans une certaine dose
démagogie : organisation de mariages collectifs financés par le parti
islamiste, distribution d’argent aux plus démunis etc.
Comment est-ce que tu juges le résultat du vote des tunisiens à
l’étranger? Comment est-ce qu’on peut expliquer le succès d’Ennhadha
même parmi les tunisiens qui vivent en Occident?
Le score d’Ennahdha dans des pays comme le Qatar, l’Arabie Saoudite
ou les Émirats-Arabes-Unis s’expliquent parfaitement pour des raisons
sociologiques évidentes. Dans les autres petites circonscriptions
(Allemagne, Italie, Amérique et reste de l’Europe), le petit nombre de
sièges (1 à 2 sièges par circonscription) est la principale raison de
cette « vague verte » : les « progressistes » étant divisés n’ont pas pu
obtenir individuellement un plus gros score que les islamistes réunis
autour d’Ennahdha. En revanche, dans d’importantes circonscriptions
comme France Sud et France Nord (5 sièges chacune), on voit qu’Ennahdha a
dû partager les sièges avec les laïcs, mais a tout de même recueilli
40% des sièges avec seulement 30% des voix, du fait du mode de scrutin.
Aujourd’hui quelle est la coalition de gouvernement la plus probable et quel est ton avis à son égard?
Avec 40% des sièges à l’Assemblée, Ennahdha ne peut en effet
gouverner seule. La coalition qui se dessine rassemblera certainement le
Congrès Pour la République,
un parti qui se dit de centre-gauche mais qui a un positionnement
ambigu, prônant à la fois un État civil et un rapprochement avec
Ennahdha. D’autre part, le leader d’Ettakatol, Mustapha Ben Jaafar
souhaite briguer la Présidence de la République, sous le prétexte de
l’union nationale. Or, il serait préjudiciable aux laïcs qu’Ettakatol se
compromette pour une présidence honorifique en entrant dans un
gouvernement où elle ne pèsera pas et dont elle subira les décisions,
d’autant qu’Ennahdha se trouve aux antipodes des conceptions des
militants d’Ettakatol. Ben Jaafar serait plus utile comme leader de
l’opposition que comme caution laïque d’un gouvernement à majorité
islamiste.
La grande question reste celle d’Al Aridha (la Pétition),
une liste indépendante derrière laquelle se trouve Hachmi Hamdi, un
conservateur qui a frayé avec Ennahdha dans les années 1980, et qui est
devenu un ardent défenseur de Ben Ali après avoir offert les ondes de sa
chaîne de télé (Al Mustakilla, diffusée à partir de Londres) à
l’opposition. Personnage difficile à cerner, il a créé la surprise en
obtenant plus de 10% des sièges alors que nul ne s’y attendait. La
candidature d’Al Aridha, passée inaperçue n’était pas prise au sérieux
et semblait folklorique. Quel sera son positionnement ? C’est difficile à
dire, étant donné le nom du parti sur lequel elle s’appuie : le Parti
Conservateur Progressiste ! Mais une plainte a été déposée en vue de
l’annulation de cette liste en raison de l’opacité de son financement.
Affaire à suivre…
NDLR : au cours des dernières heures Al Airdha a été disqualifié
dans plusieurs circonscriptions et ce parti menace de boycotter
l’Assemblée.
Si les islamistes ont remporté une victoire dans un pays laïc comme la
Tunisie, que va-t-il se passer dans des pays comme l’Égypte ou la Libye,
où les positions fondamentalistes sont bien plus enracinées ? Est-ce
qu’on va assister à une dérive islamiste ?
La Tunisie n´est pas à l’abri du risque d´une dictature au nom
d’Allah, à terme. Mais elle bénéficie d´un rempart constitué par son
histoire et sa tradition libérale. Ce rempart est renforcé par
l´éducation des Tunisiens.
L´Égypte est davantage en proie à ce danger, du fait de réalités
sociologiques et d´ordre culturel, mais aussi parce que les brèches qui
permettront la dictature religieuse existent déjà : la Charia est déjà
l’une des sources du droit égyptien (la Tunisie étant le seul pays arabe
à avoir sécularisé son droit). Mais j´ai confiance en la jeunesse
égyptienne pour résister.
Pour ce qui est de la Libye, les 40 ans de dictature sous un régime
obscurantiste ne laissent présager rien de bon, et on le voit déjà dans
les déclarations récentes du CNT.
Tu es un libéral. D’un point de vue réaliste et pragmatique, quelle est ta vision d’un libéralisme « possible » en Tunisie?
Les Tunisiens sont attachés à leur liberté, j´en suis convaincu. La
première étape consiste à rester vigilants afin que cette liberté ne
soit pas sournoisement grignotée par nos gouvernants, que ce soit au nom
de l’Islam ou par démagogie. Ensuite, il va falloir entamer un travail
pédagogique à grande échelle pour développer la conscience politique des
Tunisiens car la tentation de troquer sa liberté contre la sécurité et
le confort immédiat est parfois trop forte.
La liberté d´entreprendre, n’est pas le droit fondamental le plus
menacé, bien qu’il le sera si nous n’agissons pas sur le plan de
l´éducation économique. Les Tunisiens ont hérité des français des
concepts marxistes qui leur donnent une vision erronée des réalités
économiques.
Le danger imminent est l’emprise d’Ennahdha sur les mentalités et la
plus grande menace pèse sur les libertés individuelles au nom d’un islam
moralisateur et rigoriste. La clé pour contrer cette influence
orientale sur notre pratique de l’Islam se trouve dans la renaissance du
libéralisme théologique initié en Tunisie par Cheikh Salem Bouhageb.
Ce courant de pensée qui fut porté par Kheireddine Pacha, Abdelaziz
Thaalbi, Tahar Haddad, Mohamed Charfi, et qui ont fait de la Tunisie ce
pays moderne et respectueux de la liberté et de l´égalité des sexes,
risque de s’éteindre si nous n´agissons pas. L´un de ses derniers
représentants, Mohamed Talbi
est en train de subir une campagne de dénigrement de la part
d’Ennahdha, qui sait que l´arme qui permettra de décrédibiliser les
islamistes se trouve dans le Coran. Aujourd’hui, je veux faire mienne la
devise de Mohamed Talbi : « Je veux décrisper les gens, et je veux le
faire au nom du Coran. La foi est un choix. Je ne cesserai jamais de
dire que l’islam nous donne la liberté, y compris celle d’insulter Dieu…
».
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la source: Contrepoints
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